Consigne : Appliquer la technique du leitmotiv.
Tous les midis je dois faire une pause. Juste après avoir fait mon rapport radio avec la base. Je dois laisser la barre de mon bateau à son pilote automatique pour aller dormir. Ho ça ne dure pas longtemps, je n’ai guère plus qu’une vingtaine de minutes, non pas une vingtaine de minutes, quelle idée, je n’ai rien de plus que vingt minutes exactement pour tomber dans un sommeil immédiat et profond, un repos réparateur qui m’évitera plus tard de percuter un iceberg ou un container entre deux eaux. Au milieu de la journée c’est bien, parce qu’on y voit clair, alors si un autre navire s’approche pendant que je suis dans les bras de Morphée, je compte sur l’équipe d’en face pour m’éviter. Parce qu’entre nous, je préfère me fier à un équipage de chair et d’os qu’a un ordinateur, un sonar et un satellite !
Tous les midis je dois prendre contact avec le skipper. Je l’appelle sur son téléphone GSM après avoir reçu sa position (heureusement que nous avons un ordinateur, un sonar et un satellite !) et nous vérifions ensemble la route, la vitesse et la météo. J’ai ensuite une vingtaine de minutes, enfin une vingtaine, j’ai exactement jusqu’à 12h30 pour faire mon rapport au responsable de la course, lui communiquer tous les chiffres pour alimenter son tableau de bord et confirmer qu’il n’a pas percuter un concurrent ou un chalutier et que son mât tient toujours. Toute l’organisation compte beaucoup sur moi. C’est terrible comme ça peut vous mettre la pression une secrétaire et une armée de sponsors. Heureusement que je peux compter sur l’informatique.
Tous les midis, je veux que mon équipe soit au top. A treize heures les journaux télévisés et radios veulent les nouvelles du jour. L’information en direct ! Combien d’abandon, combien de bateaux retournés, qui est devant, qui n’arrivera que trois mois après le premier, quels changements météorologiques, quelles stratégies, quels messages pour le public, … quelle tannée ! Des images, du son, du sensationnel ! Sans compter les internautes : maintenant tout le monde peut poser des questions et donner son avis sur la stratégie de route de machin, les voiles utilisées par truc ou les moyens de x comparés à ceux de y ! On n’avait pas suffisamment comme ça avec les radios et la télé, maintenant il faut remplir le réservoir internet. Ils consomment les vautours, ils nous pompent littéralement le cerveau. Et on ne sait même pas à quoi ils ressemblent derrière leur clavier ! L’informatique, je vous le dis, en vérité, ça n’est pas un progrès.
Tous les midis je sais qu’il va me parler. Je l’entends à sa voix, je le lis dans ces mots. Il est épuisé, il a peur, il a froid, mais, comme un goéland au-dessus de l’écume dont le bec forme sans cesse un rictus amusé, il est heureux. Il se bat contre l’océan, il ruse contre le temps, il lutte contre la faim, il négocie avec Neptune mais jamais il ne baisse les bras. Et puis il me dit qu’il m’aime. Il trouve toujours le temps d’un petit mot doux, l’image d’une fleur que j’aime ou d’un parfum que nous avons partagé, il me raconte des histoires drôles, il invente des vacances que nous vivrons à son retour, il me fait rire, il me fait pleurer. Il me fait du bien. Je me dis parfois que sans toute cette technologie qui nous relie les uns aux autres nous ne serions pas les mêmes, nous serions si seuls, si vides, si perdus quelques fois… Et pourtant, que seraient tous ces moyens sans la voix d’un homme et d’une femme, sans deux cœurs qui battent à travers les ondes d’un système qui les dépassent, sans ces émotions qui se réveillent à l’accent de l’autre… quel beau mariage que celui de l’homme et de sa technologie !
Et tous les midis ça recommence !