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Le coupeur de tête

Texte écrit lors de mon atelier d’écriture.

Consigne : Racontez un évènement près de chez vous.

C’était un temps mort. Un temps de pause, un moment où l’on ne fait rien. Où l’on ne pense à rien. Une absence de temps en quelque sorte, un retour au source. Une mer plate comme une limande, un trou dans l’espace, vide, noir, non pas noir, sans couleur. On dit qu’on ne pense jamais à rien, pourtant là j’avais vraiment l’esprit vide. Comment vous dire ? Tenez, j’étais en mode ermite. Ermite de luxe plus exactement. En principe un homme isolé a toujours quelque chose en tête ou en mains : comment vais-je dormir, où serais-je en sécurité, où trouver une banque ouverte à cette heure, enfin ce genre de choses. Là, j’avais éteint tous les voyants : assis dans un fauteuil en cuir, le regard perdu fixant l’homme à blouse blanche en face de moi, la tête droite et immobile, le cou raide… j’aurais tout aussi bien pu être mort. Je crois d’ailleurs que personne ne s’est aperçu de mon absence. Les carreaux sales derrière moi sur lesquels déambulaient des ombres, les murs froids, l’eau qui coulait, j’étais un homme de la caverne de Platon. Je sentais, enfin, ne vous méprenez pas, je ressentais la présence de mes congénères à mes côtés. Nous étions baignés dans un doux flot continu mêlant musique, paroles, bruits de fer, d’eau et de vent qui nous isolait et nous endormait lentement. Je me suis abandonné à cette musique hypnotique. J’ai perçu la longue descente vers mon intérieur s’amorcer, mon cerveau s’arrêter et mes sens se figer. Après quelques minutes à peine dans cet état léthargique des médecins sans conscience auraient pu me déclarer mort. Oui, je peux vous le dire : j’ai connu la mort cérébrale. Heureusement mon cœur battait. Ho, ce n’était pas de ce cœur que l’on dit soumis aux émotions, non, ce n’était que l’amas de cellules autonomes produisant des contractions régulières et garantissant ma circulation sanguine.

Certains ont tenté de m’arracher des informations d’une telle expérience. De grands maîtres bouddhistes, des fakirs, des adeptes de transes et de drogues fortes ont voulu savoir ce que j’avais vécu, ce que j’avais rapporté de ces minutes d’absence. Ils ont voulu revivre mon voyage, parcourir ma longue descente vers cet océan désolé. Rien, je ne leur ai rien dit. Je ne leur dirais pas que c’est dans ta boutique aseptisée aux miroirs propres et aux étagères parfumées que je vécus la béatitude d’une conversation à la dérive, mon coiffeur de quartier.