3 février 2019
Silence on joue
Extrait de la série des textes sur les musiciens.
Rouge et Noir rentrent sur scène. Noir tire une grosse poubelle de rue et la pause au milieu de la scène. Il sort puis rentre avec une seconde poubelle avec un couvercle de couleur différente.
Rouge le regarde faire.
Noir fait le ménage avec une pelle et une balayette.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je ramasse.
- J’vois rien.
- Je ramasse et je trie.
- Tu quoi ?
- Je ramasse, je sélectionne et je recycle.
- Mais y’a rien dans ta pelle.
- Regarde bien.
- Y’a rien je te dis.
- Tu ne regardes pas bien.
- Comment ça, je ne regarde pas bien. Tu te moques de moi !
- Ca c’est pour cette poubelle. Il soulève une pelle vide et la verse dans une des deux poubelles.
- Quoi ça ?
- Et ça c’est pour celle-ci. Idem avec la seconde poubelle.
- Rouge soulève les couvercles. Mais c’est pas vrai elles sont vides tes poubelles.
- C’est parce que tu regardes mal.
- Comment ça, je regarde mal ? Tu te moques encore de moi !
- Celle-ci est presque pleine.
- Haussement d’épaules. Stupide !
- Tu parles de trop.
- J’suis pas aveugle.
- J’ai pas dit ça.
- Je vois bien qu’il n’y a rien dans tes poubelles.
- T’es sourd…
- Non, j’suis pas sourd. Et pis j’vois pas le rapport.
- Tu crois que mes poubelles sont vides.
- Bah elles sont vides !
- Encore.
- Quoi « Encore » ?
- Tiens, vas me chercher un sac, je vais en faire un autre.
- Un autre quoi ?
- Bah un autre tas.
- Alors quoi ? Faut-il que je les sente ?
- Oui, tiens c’est une bonne idée. 2 fois.
- Que je les sente et que je les ressente ?
- Exactement !
- Haaa, mônsieur fais des jeux de mots maintenant ! Il faut que je les ressente ses poubelles !
- « Paroles lourdes, oreilles sourdes. »
- « L’œil sert d’oreille au sourd. »
- Et vice versa !
- « L’oreille sert d’œil à l’aveugle ? »
- Bingo !
- Alors tes poubelles, elles sont pleines de quoi ?
- Ouvres-en une.
- Il en ouvre une. Et alors ?
- Qu’est-ce que tu entends ?
- Il tend l’oreille.
- Alors ?
- Bah alors… rien !
- C’est-à-dire ?
- Rien c’est rien.
- Dans une salle de concert rien ça n’existe pas.
- C’est le silence j’te dis !
- Haaa !
- Quoi « Haaaa ! ». On n’entend pas un bruit j’te dis !
- Qui fait du bruit à part toi ?
- Bon d’accord : on n’entend pas un son, pas une note, pas un murmure. Rien qu’un imposant…
- Silence de quelques secondes.
- Ho je vois. Monsieur ramasse les silences.
- Continue.
- Quoi continue ?
- Il y a des silences qui en disent long.
- Oui, tu penses ! On en parle beaucoup des silences !
- Certains les écrivent, d’autres en joue.
- Certains les écrivent et d’autres en j… Mais Mônsieur fait encore dans le jeu de mots ! Chut ! Ce sont les silences des partitions !
- Ca ne s’entend pas peut être ?
- Bah non justement !
- Les silences ! Les silences que les musiciens oublient sur scène. Enervement crescendo. Les pauses que des interprètes de secondes zone écorchent parce qu’ils ne savent pas lire. Les demi-pauses qu’on piétine et vous ruinent une cadence, les oubliés des gammes qu’on n’apprend jamais, (au bord des larmes) les enfants pauvres des mesures qu’on raye d’un archet stupide et qui défigurent tout un orchestre, les soupirs absents qui vous ravagent les oreilles et font pleurer le public …
- Hou là…
- Les silences, les pauses et les soupirs sont les seuls notes que partagent tous les instruments. (Admiratif) Pas de clé, pas de gamme, pas d’altération…
- Le silence est d’or comme on dit !
- (Méditatif) C’est ça. De l’or. Et moi je ramasse, je sélectionne et je recycle. J’suis un silencepailleur.
Sur l’air d’une chanson de Laurent Voulzy
- Le silence donne, Le silence donne, La même note au gens, La même note au vent, Gentiment, Le silence donne, Le silence donne, …
- Pffff…
- Ha bah tu ne vas pas t’y mettre !
- Pffff, qu’est-ce que tu racontes ?
- T’arrête pas de soupirer, tu m’en mets partout !
- C’est malin ça.
Ils commencent à sortir.
- Un vrai instrument à vent.
- Ha non, des soupirs je veux bien, mais pas des vents, hein !