Continuer la premère phrase de Stendhal, incipit de Vie de Henry Brulard.
Je me trouvais ce matin, 16 octobre 1832, à San-Pietro, in Montorio, sur le mont Janicule, à Rome. Il faisait un soleil magnifique ; un léger vent de sirocco à peine sensible faisait flotter quelques petits nuages blancs au-dessus du mont Albano ; une chaleur délicieuse régnait dans l’air, j’étais heureux de vivre. Le projet Janus, sur lequel j’avais porté tant d’espoir et dans lequel j’avais tant investi, touchait enfin à son but. La légende du bifrons de Tertullien devenait réalité. Tel le doigt de Dieu touchant celui d’Adam, le passé et le futur de l’Univers se rejoignaient par la Portae Belli[1], et j’en avais la clé. Je sentis mon esprit se gonfler d’orgueil, et cette arrogante fierté recouvrir mon cœur puis mon corps d’une armure impénétrable. L’instant d’après je vacillais sous son poids ; je réalisais la portée de ma découverte. L’Histoire s’était déployée devant moi comme une insondable galerie dont je pouvais modifier les tableaux : réparer les injustices, éviter les conflits, favoriser les fortunes, supprimer les souffrances. J’allais répandre le bien sur Terre. Je ne venais pas d’entrer en contact avec le Créateur, je prenais Sa place.
Afin de confirmer mon hypothèse je tentai une expérience : intervenir sur un détail insignifiant de notre passé. D’une brève action, je sauvai ainsi un jeune mammouth d’un smilodon[2] affamé. Je venais d’accomplir ma première intrusion divine. Faire le bien semblait à la fois simple, bénéfique et sans conséquences. Je me mis immédiatement en quête d’un évènement plus important, grâce auquel je pourrai développer mes compétences, tout en respectant ma ligne de conduite. Cette fois, j’aidai un de nos ancêtres à protéger sa famille d’une éruption volcanique. D’une lame de fond océanique j’éteignis le volcan menaçant. Ma seconde tentative fût un succès – j’avais prolongé la vie de mon protégé et de son clan – mais elle ne fût pas sans dommage pour les êtres à qui j’ôtai la vie en provoquant un tsunami.
Persuadé de suivre la bonne démarche, j’osai une autre épreuve, prenant, cette fois, les dispositions pour éviter des victimes collatérales. J’estimais que mes actions avaient plus d’intérêt si elles concernaient notre espèce, aussi recherchai-je un évènement tragique ayant marqué ma mémoire de latiniste : Archimède tué par les romains pendant le siège de Syracuse, en l’an 212 av. J.-C. Je plongeai dans le cours de l’Histoire en infiltrant l’armée romaine au milieu du conflit sicilien. Je fis s’écrouler des toits, des murs, des maisons (vides) pour arrêter ma légion. Cela ne changeait rien, le danger s’approchait inexorablement. Je modifiai ma tactique : usant de mon pouvoir de manipuler les esprits, je glissai dans celui du préfet de camp la nécessité de préserver la vie de l’illustre physicien. L’ordre de l’épargner fût transmis dans toutes les manipules[3], des triarii[4] aux arrières postes jusqu’aux archers de la ligne de front. Nous continuions d’avancer dans la ville. J’aperçus bientôt la maison d’Archimède. Sa porte avait été enfoncée, je pressentis le drame. Accompagné d’un tribun je me précipitai, mais nous arrivâmes trop tard : malgré l’ordonnance militaire, un fantassin venait de transpercer, de son glaive, l’auteur du célèbre théorème.
Rien ne me ferait échouer. Je suspendis le temps, revins quelques minutes en arrière et entravai le meurtrier en lui retirant son arme. Je me pressai chez le scientifique, mais il était encore trop tard : non seulement un autre fantassin avait commis l’inéluctable assassinat mais celui que j’avais désarmé gisait à ses côtés. Je recommençai dix, vingt, cent fois ; je fis s’abattre la foudre sur les épées, trembler le sol sous les troupes et pleuvoir des météorites, je détournai les fleuves, glaçai la mer, enflammai les rivières, je provoquai les plus grandes catastrophes que cette île eût jamais subies. Chaque tentative aboutit à la mort d’Archimède et au sacrifice de soldats toujours plus nombreux.
Je me demandai si je n’avais pas surestimé mes capacités. Peut-on, sans conditions, modifier le cours du temps ? Peut-on disposer de tous les destins ? Pourquoi avais-je pu sauver ce chef de clan primitif et non le célèbre chercheur ? Comment avais-je pu sacrifier tous ces guerriers romains ? Je pensais tout haut : « Je cherche en moi des aptitudes inconnues et ne trouve que des ressources défaillantes. Je me crois savant mais ne suis pas sage. Je me prends pour un dieu mais reste un mortel innocent. Et je suis seul. Si seul. »
« Non, tu n’es pas seul. », fit une voix sourde derrière moi.
[1] En latin : la porte de la guerre.
[2] Tigre aux dents de sabre.
[3] Unités tactiques de la légion romaine.
[4] Nom des soldats de la troisième ligne d’attaque d’une manipule.
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