Histoire universelle de l’homme d’exception.
Il est une heure du matin, Luc Corvino regarde la pointeuse qui n’émettra plus aucun son pour lui, descend les trois marches qui le séparent de la rue et s’arrête. Ses yeux fixent le trottoir rapiécé devant lui mais c’est une petite vie qui défile derrière ses prunelles grises…
« Un bavarois aux fraises avec chantilly, trois profiteroles, une crème caramel et une tatin pour la dix ! ». « Oui chef ! ». Un réfrigérateur s’ouvre, Luc en extrait les desserts qu’il a confectionnés le matin et s’apprête à dresser les parts, le commis s’occupe de sortir deux coupes en cristal, deux assiettes plates et une assiette creuse aux bords peints d’un liseré d’or. Ils se partagent la quête de la chantilly, du coulis de fraises, du chocolat chaud (qu’un second remue régulièrement), des éléments de décoration, du sucre qui servira au caramel, des fruits coupés, des bacs de glace vanille, fraise, pistache et des cuillères pour chaque ingrédient. C’est le coup de chauffe de treize heures, ça ne s’arrêtera pas avant quatorze heures trente. Ils sont huit pâtissiers et glaciers à suivre le rythme que la salle leur impose. Huit plans de travail en zinc toujours propres, huit pianos aux brûleurs allumés, huit paires de pieds à courir sans jamais se gêner, paires de mains de femmes et d’hommes lardées de coups de couteaux, brûlées, gelées, gercées, huit toques et tabliers immaculés chaque matin, huit chefs en devenir, huit restaurants aux cartes renommées dans la prochaine décennie, huit génies créatifs. C’est une bande d’amis magiciens qui élève l’artisanat culinaire au rang d’art gastronomique, une troupe de solistes qui ne joue jamais la même symphonie, une équipe de rêveurs qui sublime la matière et transforme les palais en palais merveilleux. Luc avait inventé avec eux la soupe de raisins aux croutons de pain d’épices, la glace de thym aux fruits confits, l’omelette norvégienne au miel et au café turc,…
Une sirène de pompier retentit dans la nuit. Luc fait machinalement quelques pas en direction de la bouche de métro, ses yeux s’habituent à l’obscurité, son visage résiste au vent qui souffle. Il contourne un kiosk, longe un bar aux néons éteints et ramasse un vieux journal avant de s’engouffrer pour attraper la dernière rame de la ligne huit. Il s’assoit sur un strapontin, remet de l’ordre dans les pages de son journal et trouve le titre de la première page : « La carte des desserts ne passe pas, Le Meurice perd une étoile.».
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