Consigne : Un appartement que l’on connait où une scène se reproduit quotidiennement, un évènement inhabituel se produit.
Tous les soirs après le dîner que je prends sur le pouce, je m’installe devant mon ordinateur et j’écris. Je remplis des écrans et des écrans d’histoires sans queue ni tête. J’ai l’impression de me vider. Et ça me fait du bien. Je suis très concentré. Comme ces cruciverbistes qui lisent une devinette, posent le crayon sur la bouche et noircissent dans l’instant, sans broncher, un mot de 12 lettres. Je suis comme ça. Et puis de temps en temps, je sors de mes pages. J’arrête. Je coupe le flux d’idées qui se verse sur mon clavier et je m’éloigne du bureau. C’est assez facile car ma chaise est devant une fenêtre. Je jette littéralement mon regard sur la vie du dehors. C’est aussi mécanique que la vie du voisinage. C’est un scénario implacable: à 20h30, dans la maison de droite, la lumière automatique s’allume sur le parking. Une grosse voiture bleue se range impeccablement sur son emplacement, le conducteur attend la fin des informations que lui diffuse son autoradio, il sort, ferme les portes à distance et pénètre dans son pavillon en tous points semblable au mien. Un chien aboie pour lui souhaiter la bienvenue, ses enfants suivent, sa femme l’embrasse et ils vont se mettre à table. Ça doit être une famille heureuse. Leur jardin est bien tondu, les arbustes bien taillés, ils ont, j’en suis certain, une bonne situation comme on dit et profitent pleinement de tous leurs congés payés.
A gauche c’est très différent. C’est un jeune couple. Eux, ils sont endettés. Leur pavillon est deux fois plus petit, mais à mon avis ils en ont pour 25ans de crédit. Et ils n’ont pas de chien. Par contre un petit garçon habite dans la chambre du premier. Il a l’âge d’aller à l’école primaire. L’été dernier je l’ai vu courir dans le jardin. Il faisait sec. L’herbe était jaune et mal tondue. Le gamin courait en slip de bain et j’ai entendu des bruits d’eau. Je suis sûr qu’ils ont acheté une piscine. Une de ces piscines gonflables qui ne font qu’un été. Elles finissent invariablement crevées, quelques fois affublées d’une ou deux rustines selon le courage des parents, l’insistance de l’enfant face au drame d’un boudin mort et à la persistance cruelle du soleil du mois d’août. Je ne suis pas sûr que cette famille tienne la distance. A tous les coups le père va sauter sur une collègue de bureau ou une brune à jupe courte dans le bus et ils se feront surprendre dans la douche un après-midi où la femme rentrera trop tôt. Ca sera un peu compliqué au début et puis ça leur passera. Ils sont trop à l’étroit dans ce pavillon de banlieue. Il n’y a pas de saison avec davantage d’activité. En hivers il faut balayer la neige après les feuilles d’automne et au printemps commence la danse répétée des tondeuses et des tailles haies avant que ne fleurissent les fumées odorantes des saucisses aux barbecues de juin. J’aurais écrit, avant-hier encore, que jamais rien ne surprend le curieux que je suis. Et pourtant ! C’était hier soir. Non, plus exactement ce matin. Enfin dans l’entre-deux: à 1h du matin exactement. Je peux en attester parce que quand quelque chose d’étrange se produit je consulte toujours la pendule sur mon bureau. J’ai comme l’impression que je pourrai témoigner si un inspecteur de police frappe à ma porte et me pose des questions. Mais là, je ne vous parle pas d’un meurtre, non, juste d’un crime!! Un crime de voisinage. Le propriétaire de la maison d’en face, une lampe sur le front, s’est mis à tondre sa pelouse. J’ai cru avoir une hallucination!! Il est bien mentionné les heures du jour auxquelles on peut tondre. Mais erreur fatale: rien n’indique à quelles heures de la nuit on peut faire hurler le deux-temps de sa tondeuse thermique.